Les trois pouvoirs
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- Écrit par Delphine Gaborit - illustré par Nina Raevesteyn
Il était une fois une petite princesse, complexée car elle était un peu boulotte et que ses sœurs, belles princesses minces et longilignes, ne cessaient de la taquiner sur son poids. Pourtant notre petite princesse, qui se prénommait Amandine, ne manquait pas de charme avec ses tâches de rousseur, ses boucles cuivrées, ses fossettes et son sourire espiègle ; de même, sa bouille ronde lui conférait un air jovial qui attirait la sympathie de tous.
Cette jeune princesse supporta assez bien les quolibets de ses sœurs jusqu’au jour où elle tomba amoureuse…
Cela se passa quand un jeune prince du royaume voisin vint faire un stage chez le roi, père d’Amandine. Ce prince était un ami de la famille et Amandine avait souvent joué avec lui lorsqu’ils étaient enfants. Mais comme il avait grandi depuis le temps où ils partageaient leurs crayons de couleur et se chamaillaient pour des bonbons ! Jamais Amandine ne l’aurait reconnu ! Anselme (car c’était là le nom du prince) s’était transformé en un jeune homme svelte et élégant, charmant et cultivé, qui apprenait avec sérieux les rudiments du pouvoir afin de succéder honorablement à son père, souverain juste et apprécié de ses sujets. Le jeune prince impressionnait beaucoup Amandine qui ne savait comment se comporter en sa présence : comment rester digne alors que son cœur s’emballait et que ses joues habituellement blanches comme le lait devenaient écarlates sans prévenir.
Elle bafouillait, se sentait gauche et empotée et s’en tirait généralement en sortant quelque plaisanterie qu’elle regrettait dès qu’elle était sortie de sa bouche. Le prince éclatait alors de rire, ce qui ne rassurait pas Amandine qui s’imaginait qu’il se moquait d’elle.
Bref, Amandine était bien malheureuse. Elle n’osait pas avouer ses sentiments au prince, convaincue qu’il lui rirait au nez. Que ferait-il d’une petite boulotte maladroite ? Non, il méritait mieux qu’elle et finirait sûrement par épouser une de ses sœurs si parfaites qui, toutes, rivalisaient de cajoleries pour lui plaire…
Un jour qu’elle était partie se promener seule dans les bois afin de soupirer à son aise après son amour impossible, elle entendit une petite voix qui implorait :
« Eh princesse ! Princesse ! Au lieu de pleurnicher, venez plutôt me délivrer !! »
Amandine regarda autour d’elle et découvrit bientôt sous un buisson une cage dans laquelle un renard se trouvait emprisonné.
- C’est toi qui m’as appelée ? demanda notre princesse.
- Oui, c’est moi. Allez grouille-toi de me libérer. J’en ai ma claque de cette cage, ça fait des heures que je suis enfermé.
Un peu choquée par le manque de savoir-vivre de l’animal, Amandine l’examina attentivement :
- Et pourquoi te libérerais-je, voleur de poules ? Tu as sûrement mérité ce qu'il t’arrive…
- Ah mais tu te goures complètement ! Je ne suis pas un voleur de poules. Je ne suis même pas un renard. En vrai, je suis un sorcier.
- Vraiment ? s’exclama Amandine. Eh bien, dans ce cas tu n’as pas besoin de moi pour t’échapper de cette cage. Tu n’as qu’à te transformer en souris et passer entre les barreaux…
- Ben voyons, tu crois que c’est si simple ! J’ai besoin de mes potions et de mes sortilèges pour me transformer. Allez, sois gentille, libère-moi et je t’aiderai à séduire le prince dont tu es amoureuse.
A ces mots, Amandine hésita :
- Comment sais-tu que je suis amoureuse du prince ?
- Ça, c’est pas sorcier à deviner… Allez fais-moi confiance, je vais t’arranger ça.
Amandine ouvrit alors la cage ; le renard se faufila à l’extérieur et disparut derrière un fourré. Elle commençait à se demander si son sorcier ne lui avait pas tout bonnement faussé compagnie quand elle vit surgir de derrière les buissons un jeune adolescent avec des lunettes et un chapeau pointu :
- Me revoilà, fit-il.
- C’est toi le sorcier ? interrogea Amandine, surprise.
- Apprenti sorcier pour le moment. Mais c’est tout comme !
Amandine n’en revenait pas qu’un tel garnement puisse être sorcier.
- Et tu prétends pouvoir m’aider à conquérir le cœur du prince Anselme.
- Certainement, affirma l’apprenti sorcier.
- Alors fais-moi perdre mes kilos en trop et transforme-moi en princesse modèle comme mes sœurs !
- Ah ça non ! Je ne peux pas. D’ailleurs, tu es très chouette comme tu es.
Amandine, déçue, n’entendit même pas le compliment :
- Alors, à quoi peux-tu me servir ?
- A l’école de sorcellerie, j’ai appris à rendre aux humains leurs trois pouvoirs : il s’agit de pouvoirs que les humains possédaient autrefois, il y a de cela fort longtemps, et qu’ils ont perdu au fil du temps par négligence. On ne s’en rend pas compte mais ça demande du travail de garder un talent à son sommet. Hélas, les hommes ne se sont pas montrés à la hauteur des dons qui leur avaient été donnés. Du coup, les puissances célestes, dépitées, leur ont retirés. Seuls les sorciers ont gardé le secret et peuvent encore en faire profiter quelques humains plus méritants.
- Tu pourrais me donner ces pouvoirs ?
- Exactement, affirma le jeune garçon en bombant le torse.
- Et en quoi consistent tes pouvoirs ?
- Le premier est de pouvoir voler comme un oiseau.
Impressionnée, la jeune princesse réfléchit un instant et demanda :
- Et en quoi le fait de voler va me permettre de séduire le prince Anselme ?
Le sorcier parut dépité par la question :
- C’est une occasion unique de l’impressionner ! Tu vas lui en mettre plein la vue et il va forcément te remarquer ! C’est bien ce que tu veux, qu’il te remarque ?
- Euh, oui, je crois, répondit timidement la princesse.
- Alors, c’est décidé, je te donne le pouvoir de voler comme les oiseaux !
Et sans plus tarder, le sorcier sortit une baguette magique de sa manche ; il se mit à dessiner des signes dans les airs en direction d’Amandine tout en murmurant des phrases incompréhensibles. Peu à peu, la princesse se sentit plus légère comme si ses kilos en trop s’évanouissaient. Bientôt, elle ne pesa pas plus qu’une plume. C’était une sensation fort agréable pour notre princesse.
- Saute ! lui intima le sorcier.
Amandine lui obéit et se trouva propulsée dans les airs, comme éjectée d'une catapulte. Surprise, elle poussa un hurlement. Elle finit par se stabiliser à une bonne dizaine de mètres du sol.
- Et qu’est-ce que je fais maintenant ? cria-t-elle affolée à l’apprenti sorcier.
- Il faut que tu déplaces en remuant les bras et les jambes, comme si tu nageais dans les airs.
Amandine commença par gigoter de façon désordonnée sans trop de résultats. Mais après quelques efforts et sur les conseils du sorcier, elle put bientôt se mouvoir dans les airs avec élégance.
Comme c’était agréable de voir les choses d’en haut, de se sentir si légère et aérienne. Amandine fit quelques pirouettes : quelle sensation ! elle ne s’était jamais sentie aussi bien.
- C’est bon maintenant, l’interrompit l’apprenti sorcier qui se lassait de voir tourbillonner la princesse. Va voir ton prince, il va halluciner en te voyant !
Aussitôt, Amandine se dirigea vers le château à la recherche d’Anselme. Elle fendait les airs, suivie par des oiseaux intrigués par cette nouvelle espèce volante. La princesse repéra rapidement le prince qui se promenait dans les allées du parc avec ses sœurs. La princesse se stabilisa au-dessus du groupe et appela le prince :
- Eh oh ! Anselme ! C’est moi !
Le prince se retourna en tous sens en demandant à ses compagnes :
- Vous n’avez pas entendu ? J’aurais juré entendre la voix de votre sœur Amandine.
- Ah non, je n’ai rien entendu, feignit l’une d’elle.
- Elle doit encore se cacher et nous jouer un tour stupide comme elle en a l’habitude, fit la deuxième.
- Ignorez-la, fit la troisième prenant le bras d’Anselme pour l’entraîner vers l’intérieur du château.
Amandine, stupéfaite, regarda le groupe entrer dans le château. Quelle bande de chipies faisaient ses sœurs !
Elle resta un moment à survoler le château dans l’espoir que le prince ressortirait, ignorant l’orage qui montait derrière elle. Soudain, une bourrasque la déstabilisa. Elle battit des mains pour garder son équilibre. Inquiète, elle se retourna et vit les énormes nuages qui la dominaient. Le vent se leva et se fit de plus en plus violent, emportant avec lui Amandine, impuissante. La princesse fut balayée, ballottée sans ménagement. Par chance, alors qu’elle passait près d’un chêne immense, elle put attraper l’une de ses branches à laquelle elle se cramponna désespérément.
Puis la tempête cessa aussi subitement qu’elle avait commencé.
Amandine descendit prudemment de son perchoir et fut heureuse de fouler à nouveau la terre ferme.
A peine était-elle à terre que le jeune apprenti sorcier surgit devant elle :
- Bon, le vol n’a pas marché mais ne te bile pas, on va essayer autre chose.
Amandine le regarda de travers, peu convaincue de pouvoir lui faire confiance.
Semblant lire dans ses pensées, le garnement reprit :
- Tu ne vas quand même pas rester sur un échec et laisser tes sœurs te piquer ton prince ! J’ai un nouveau pouvoir super pour toi : je vais te rendre invisible !
- Mais si le prince Anselme ne me voit pas, comment vais-je pouvoir le séduire ?
Le sorcier lui jeta un regard exaspéré :
- En étant invisible, tu pourras l’espionner et connaître tous ses goûts et désirs secrets. Et après tu pourras les exaucer.
- Tu es sûr que c’est une bonne idée ? fit la princesse d’un air dubitatif.
- Bon, assez perdu de temps, je te rends invisible !
L’apprenti sorcier agita une nouvelle fois sa baguette magique. Amandine ressentit une impression bizarre, comme si elle était en train de fondre.
Elle leva le bras et constata qu’il était tout flou. Et subitement, il n’y eut plus rien !
Affolée, elle demanda au sorcier :
- Tu es sûr que tu sais ce que tu fais ?
- Affirmatif ! Allez va vite voir le prince. Le sortilège est limité dans le temps.
Amandine se mit alors à courir vers le château. En arrivant dans le parc, elle croisa ses sœurs qui se chamaillaient pour savoir laquelle des trois le prince Anselme préférait. Amandine leur fit des grimaces horribles mais elles ne la virent pas et continuèrent à se disputer.
Comme c’était amusant !
Mais vite, elle devait voir le prince. De la conversation de ses sœurs, elle avait appris que le prince les avait laissées pour aller faire un tour à cheval. Elle se précipita vers les écuries. Elle aperçut au loin Anselme et, le cœur battant, courut vers lui… Elle ne remarqua pas l’équipage qui avançait sur elle, tout comme le cocher ne put la voir ; Amandine fut renversée, elle tomba brutalement sur le sol et le choc lui fit perdre connaissance.
Fort heureusement, elle ne fut pas autrement blessée et lorsqu’elle reprit ses esprits, l’apprenti sorcier était à ses côtés très inquiet.
- Ça va ? demanda-t-il.
- Oui, répondit Amandine toujours un peu sonnée. Mais j’ai mal à la tête.
- Ne t’inquiète pas, fit le jeune sorcier. Je t’ai jeté un sort de guérison et tu vas aller mieux dans une minute.
La princesse se releva péniblement tout en regardant le sorcier avec colère : cette collaboration était décidément dangereuse, elle aurait mieux fait de laisser le renard-sorcier dans sa cage.
- Ne me regarde pas comme ça ! Je sais que tu as eu peur mais je n’y suis pour rien ! Bon, pas d’embrouille, j’ai encore un pouvoir pour toi et celui-là est infaillible !
- Je ne crois pas… commença Amandine, fatiguée.
- Mais si ! Cette fois-ci, je vais te donner le pouvoir de lire les pensées des gens. Comme ça, tu pourras aller voir le prince et savoir quelles sont ses pensées secrètes. C’est génial, non ?
Et avant qu’Amandine ne puisse protester, il avait ressorti sa baguette magique, dessinant de nouveaux signes dans sa direction.
- Voilà ! fit-il tout content.
- C’est tout ? demanda la princesse ne ressentant aucun changement.
- C’est tout !
Amandine fronça les sourcils :
- Je ne lis rien du tout dans tes pensées !
- Normal, ça ne marche qu’avec les humains. Allez cours vite voir ton prince !
Un peu méfiante, Amandine se dirigea vers l’écurie pour y retrouver le prince. Elle allait en franchir le seuil lorsqu’elle se trouva nez à nez avec Anselme qui en sortait avec son cheval. Surprise, elle bafouilla :
- Bonjour, prince Anselme. Vous allez vous promener ?
- Oui, je vais prendre un peu l’air maintenant que l’orage est passé.
Et comme il la dévisageait, Amandine entendit la pensée du prince retentir dans son crâne : « Mon Dieu ! Mais quelle allure! Par où est-elle encore passée ? Cette princesse est décidément un véritable garçon manqué ! »
A cet instant, Amandine réalisa qu’elle devait en effet avoir une drôle d’allure, décoiffée par le vent, les vêtements froissés par l’orage et piétinée par l’équipage qui l’avait renversée.
Rougissante, elle bredouilla une excuse et quitta le prince précipitamment. Elle courut se réfugier dans le bois voisin où elle pleura à chaudes larmes ! Quel désastre !! Elle avait voulu plaire au prince et la seule image qu’il avait d’elle était celle d’un garçon manqué et souillon. Elle aurait voulu disparaître. Plus jamais elle ne pourrait le regarder en face ou tout simplement se trouver en sa présence.
L’apprenti sorcier qui avait mystérieusement réapparu à ses côtés tentait vainement de la consoler quand, soudain, un vénérable vieil homme se matérialisa devant eux.
- Philibert, quelle bêtise as-tu encore faite ? rugit-il. Pourquoi cette jeune personne est-elle en pleurs ?
- Oh maître enchanteur, j’essayais juste d'aider la princesse.
- Tu sais bien qu’en tant qu’apprenti, tu n’as pas encore le droit d’exercer la magie avec les humains, c’est trop dangereux. Et vu l’état dans lequel se trouve cette jeune fille, tu n'es pas en position de me contredire ! Raconte-moi ce que tu as fait.
Embarrassé, l’apprenti sorcier fit le récit de ce qui s’était passé. Lorsqu’il connut toute l’histoire, le vieux sorcier s’approcha d’Amandine et, lui relevant le menton, il essuya ses larmes à l’aide d’un mouchoir aux motifs étoilés.
- Ne pleure plus, jeune princesse. Et pardonne à ce jeune imbécile de Philibert ses maladresses. Il a encore énormément à apprendre.
En prononçant ces mots, il jeta un regard menaçant au jeune garnement qui n’en menait pas large.
- Jeune Amandine, tu n’as pas besoin de pouvoirs supplémentaires. Tu as déjà tellement de talents. Seulement tu l’ignores… Prends confiance en toi et tout se passera bien. Allez, retourne chez toi maintenant.
- Je ne peux pas, gémit la princesse. Je ne veux pas revoir le prince, il me déteste.
- Détrompe-toi. Philibert t’a donné le pouvoir de lire les pensées du prince, mais pas celui de voir dans son cœur. Crois-moi, le prince te porte bien plus d’affection que tu ne penses. Allez ! Sèche ces larmes et rentre au château.
Obéissant au vieux sorcier, Amandine repartit tristement en direction du château. Alors qu’elle sortait du bois, elle aperçut le prince Anselme. Lui aussi l’avait vue et il se précipita à sa rencontre. Avant qu’Amandine ne puisse dire quoi que ce soit, il la prit dans ses bras et la serra très fort contre son cœur :
- Vous voilà Amandine ! Comme je suis content de vous retrouver ! J’étais tellement inquiet !
Puis, se reculant un peu pour mieux la regarder, il ajouta :
- Un écuyer a affirmé vous avoir vu enlevée dans les airs par la tempête. J’ai cru ne jamais vous revoir.
C’est ainsi qu’Amandine découvrit, à sa grande surprise, que le prince éprouvait une grande affection pour elle. Très vite, ce sentiment se transforma en un profond amour et, quelques mois plus tard, les noces d’Anselme et d’Amandine furent célébrées avec un faste inégalé dans tout le royaume.
Sans rancune, les sœurs d’Amandine, en charmantes demoiselles d’honneur, jouèrent les coquettes auprès de tous les princes présents. La jeune princesse avait également tenu à inviter le jeune apprenti sorcier à son mariage en souvenir de ses aventures hasardeuses. Hélas, Philibert ne put se rendre à la fête ; ayant voulu offrir une surprise digne de ce nom aux mariés, il se lança dans la confection d’un gâteau inépuisable qui devait se reconstituer au fur et à mesure qu’on le mangeait. Mais encore une fois, il dut se tromper dans sa formule : les ingrédients se multiplièrent de façon anarchique et notre pauvre apprenti manqua étouffer sous des tonnes de farine et de crème chantilly…